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Les mésaventures culturelles de laura
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25 mars 2012

Dossier du bac Histoire des Arts 2012: Jim Jarmusch, conversation entre personnages et musique

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 Down by Law, Jim Jarmusch, 1986, États-Unis, 107 minutes, noir et blanc.

 

Séquence: 01h.18m.34s. - 01h.19m.15s.

     Cette scène de Down by Law (1986), troisième long-métrage de Jim Jarmusch, se situe vers le milieu de l’œuvre, alors que les trois personnages principaux (deux américains aux pratiques douteuses et un italien optimiste) viennent de s’évader d’une prison de la Nouvelle-Orléans où ils se sont rencontrés, après s’être fugacement croisés en ville. Perdus au milieu du bayou, ils viennent de se disputer, et chacun erre de son côté dans la forêt en se replongeant dans leur vie ou leurs préoccupations qui précédaient leur séjour en prison. Ce plan-séquence est le premier des six plans qui constituent cette séquence de retours en arrière marquée par les grands thèmes de l’œuvre.

     Ici, le personnage suivi est Zack, disc-jockey et présentateur radio, arrêté pour avoir conduit sans le savoir une voiture volée. Il ne se replonge pas dans des préoccupations, mais plutôt dans une ambiance, dans une sorte d’automatisme acquis par son métier, et réveillé par son errance en pleine nuit au milieu d’une nature sauvage et préservée. Celle-ci peut-être confrontée à l’errance urbaine à laquelle il était habitué, tout comme les deux autres personnages du film; il ne semble pas du tout troublé par ce changement de décor, il devient même un stimulant à son errance également psychologique puisqu'il lui rappelle le bulletin météo qu’il avait l’habitude de présenter avant de lancer une musique. D’un certain côté, la « jungle urbaine » et la nature foisonnante sont donc présentées comme similaires par Jarmusch, puisque l’homme n’a pas ou plus de réel contrôle ni sur l’une ni sur l’autre, et qu’elles peuvent finir par faire perdre le contrôle de soi-même par quelque façon que ce soit.

     C’est ainsi que Zack se laisse aller à une sorte de logorrhée qui illustre d’ailleurs le plaisir que met le réalisateur à jouer sur la langue. Tout comme il y a l’écriture automatique, le personnage parle dans cette scène de façon automatique et ne cherche pas à contrôler ses mots. Ailleurs dans le film, Jarmusch intègre de façon relativement anecdotique un jeu de mot (« I scream, you scream, we all scream for ice cream! », traduisible pour conserver un jeu de mot par « Je gueule, tu gueule, nous gueulons tous pour un gueuleton! »). Et, de façon plus générale, la présence de l’italien ne sachant pas parler anglais correctement, permet au réalisateur de nombreux jeux sur la langue plus ou moins comiques. Pour en revenir à la scène étudiée, le monologue du personnage traduit notamment la déroute à la fois mentale et bien réelle dans laquelle il se trouve. Plus qu’un simple jeu sur la langue, il s’agit donc d’un élément narratif et même, dans une certaine mesure, d’un comique de situation au regard du décalage entre l’aspect anecdotique de ce que dit Zack et la situation critique dans laquelle il se trouve réellement.

     De plus, ces paroles semblent converser avec la musique, qui introduit ce premier plan-séquence, et qui se poursuit tout au long de la séquence elle-même. L’instrument utilisé rappelle le type de percussion existant dans les civilisations primitives, et l’aspect très épuré de la musique, finalement plus proche d’un simple rythme, renforce cette impression et fait penser à une sorte de goutte à goutte qui, ici, peut être assimiler à l’écoulement du temps. Le lien avec la musique est donc très étroit puisque l’on ne peut parvenir à cette interprétation de la musique qu’en partant des paroles de Zack: « La végétation, à première vue, semble remonter au mésozoïque… la vallée du Tigre et de l’Euphrate, berceau de la civilisation. ». Celles-ci nous conforte d’ailleurs encore dans l’idée qu’il est complètement perdu, et qu’il a l’impression d’avoir remonter l’histoire de la civilisation jusqu’à ses origines simplement parce qu’il est en pleine nature. Cela prouve que c’est un personnage essentiellement citadin, imprégné par la modernité et la création humaine, en particulier par la musique, puisqu’il s’agit à la fois du métier du personnage mais aussi de l’activité principale de son interprète, Tom Waits. Il n’est pas le seul dans ce film, puisque l’interprète de l’un des deux autres personnages principaux, John Lurie, est, lui, essentiellement musicien, et est même le compositeur-interprète de la musique du film. La conversation voire l’interdépendance entre personnages et musique est donc un point central du film, aussi bien dans sa conception que dans son évolution ou encore son casting. Cette musique repose d’ailleurs sur le jazz, probablement à cause du rythme plutôt enlevé que ce genre de musique prodigue au déroulement lent et linéaire de Down by Law.

     L’esthétique du film participe à cette lenteur. Le noir et blanc permet d’utiliser au maximum la lumière, et Jarmusch l’optimise pour des jeux d’ombres. Dans cette scène, ils permettent notamment d’accentuer le mystère et l’aspect sauvage de la forêt car le travelling effectué par la caméra pour suivre le personnage à partir du moment où il apparaît dans le champ modifie sans cesse le point de vue et par là fait se mouvoir les ombres. De plus, le fait que la caméra place par deux fois un arbre au premier plan derrière lequel disparaît puis réapparaît Zack renforce encore l’idée qu’il se trouve au beau milieu de la nature.

 

     Ce film de Jim Jarmusch a été un vrai coup de cœur pour moi. Tous les éléments que l’on vient d’étudier y ont participé. Quant à le choisir comme sujet d’étude, j’ai trouvé intéressant d’utiliser ce film car tout en n’étant pas le plus connu de ce réalisateur, il rassemble la quasi-totalité de ses sujets de prédilection, et me paraît plus spontané et original que Stranger than paradise, son film principal. De plus, par le statut particulier de la musique dans Down by Law, il permet d’étudier le lien entre celle-ci, notamment la musique jazz, et le cinéma, et j’ai été attirée par le fait que cela m’obligeait à voir plus loin que le médium du cinéma.

 

jim jarmusch

     Repousser les limites du cinéma c’est ce que Jim Jarmusch tente sans cesse de faire; il le dit lui-même, il n’aime pas les frontières. C’est peut-être pour cette raison qu'il a d’abord été si indécis quant à son avenir, avant de faire évoluer son cinéma au fil de ses rencontres. En effet, cinéphile très tôt grâce à une mère critique de cinéma, il commence pourtant par étudier le journalisme avant de bifurquer pendant un an vers des études de littérature. Mais, lors d’un séjour à Paris, il découvre à la Cinémathèque les films de réalisateurs, pour la plupart indépendants ou peu connus d’Hollywood, qui, en plus de le décider à se lancer dans le cinéma, auront une réelle influence sur son œuvre. Parmi eux on trouve notamment Samuel Fuller, John Cassavetes, Wim Wenders, Mizoguchi et Ozu, Godard, Rivette ou encore Jean Eustache. Plusieurs se connaissent entre eux ou possèdent un lien ténu: Fuller a réellement été défendu pour la première par Godard et Rivette (ainsi que les autres critiques Truffaut, Chabrol, …) qui ont été deux des fondateurs de la prolifique Nouvelle Vague; Eustache, lui, s’impose dans leur lignée; Wenders rend hommage à Fuller dans son film L’ami Américain. Des films de tous ses réalisateurs, y compris les japonais Mizoguchi et Ozu, ressort une importance donnée au personnage et à son évolution qui est devenu l’une des bases du cinéma de Jarmusch. Mais la source principale de cette caractéristique est probablement le cinéma de Cassavetes dont les personnages et leurs états d’âme permettent, selon Jarmusch, d’aller beaucoup plus loin dans une vérité intime (recherche commune aux deux réalisateurs) que la forme narrative la plus élaborée.

De retour à New York, il s’inscrit d’emblée à la New York University Graduate Film School dont il n’effectuera pas la troisième année d’étude pour des raisons financières, mais pour mieux assister le réalisateur Nicholas Ray dans ses cours ainsi que sur le tournage de Nick’s Movie, son film « testament » coréalisé avec le même Wim Wenders dont Jarmusch avait admiré le travail à Paris. Sa formation ambivalente, à la fois universitaire et au fil des rencontres, le mène en 1980 à réaliser son premier long-métrage grâce à une bourse universitaire. Permanent Vacation établit la transition entre le Jarmusch élève de Nicholas Ray et le réalisateur à part entière en imposant d’ores et déjà ses thèmes récurrents (vagabondage, marginalité, support de la musique, …) appliqués à la figure d’adolescent rebelle qu’affectionne son maître (notamment dans La fureur de vivre). Quatre ans plus tard, son deuxième long-métrage Stranger than paradise confirme son attirance pour les thèmes cités plus haut et introduit sa préoccupation du mélange des cultures retrouvée dans nombre de ses futurs films; il lui vaut également un succès critique et la Caméra d’or au Festival de Cannes. On l’y retrouvera nominé plusieurs fois et récompensé quatre autres fois, notamment par le Grand Prix décerné à Broken Flowers en 2005. Entre temps, Jarmusch réalise notamment Down by Law en 1986, Mystery Train en 1989, s’essaye au film à courts-métrages avec Night on Earth (1992) et Coffee and Cigarettes (qui rassemble en 2003 plusieurs courts-métrages réalisés entre 1986 et 1993), et revisite le film de genre avec son grand succès Dead Man (western, 1995) ainsi que Ghost Dog, la voie du samouraï (film de mafia - film d’arts martiaux, 1999).

     On voit finalement naître de tous ces films une sorte de lassitude ou indifférence de la modernité véhiculées par des personnages imprégnés de culture mais qui sont les oubliés d’une société qui, depuis le début de la carrière de Jarmusch, n’a cessé de surenchérir sur la technologie et l’incitation à la consommation. C’est ainsi que le noir et blanc utilisé dans plusieurs de ces films peut être la marque d’une double volonté: figer ses personnages hors du temps et freiner un progrès trop rapide. En outre, le réalisateur, en s’écartant de la narration, ne relate pas un événement particulier ou une période de la vie de ses personnages, mais inculque l’idée qu’ils ont déjà vécu avant le début du film et qu’ils continueront à vivre après en ne filmant que des portions de leur vie. Autrement dit, il peut s’agir d’une sorte de all-over appliqué au cinéma.

Jarmusch affirme également ses relations dans le monde de la musique en tournant pour Neil Young The Year of the Horse en 1997, en faisant composer la musique de ses films par divers musiciens, parfois les faire jouer (John Lurie et Tom Waits, rejoints par Neil Young, Iggy Pop, Jack White, RZA, …); occasionnellement il est également ingénieur du son, directeur de la photographie, compositeur ou producteur sur des films qu’il ne réalise pas lui-même.

Jim Jarmusch devient ainsi l’un des premier noms qu’évoque le cinéma indépendant des années 1980-1990, aux côtés de réalisateurs tels que Spike Lee, Gus Van Sant, Hal Hartley, Larry Clark, David Lynch, les frères Coen, Abel Ferrara ou encore Quentin Tarantino, formant par leurs différents styles comme par leurs thèmes récurrents un groupe hétérogène que réunit la volonté de rester indépendant des contraintes de Hollywood.

 

     Sources

°jimjarmusch.free.fr (mémoire de fin d’étude sur l’œuvre de Jim Jarmusch - 1990)
www.lacinemathequedetoulouse.com/bns/87
www.allocine.fr : interview vidéo « Jim Jarmusch, paroles et musiques » (2/12/2009)
Jim Jarmusch, phénomène d’histoire, histoire de phénomène, Romain Rogier, éditions Le Manuscrit, 2001
Cahiers du Cinéma n°611, n°670
°www.cineclubdecaen.com/
www.arte.tv/fr/Wim-Wenders/924296.html
La machine à écrire, le fusil et le cinéaste, film documentaire d’Adam Simon (1996)
Play it around Sam, film documentaire d’Olivier Serrano (2003)
Cahiers du Cinéma, article « Jazz et cinéma »

 

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